Quel futur pour le travail et les compétences humaines dans un monde AI-first ?

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Oualid Abderrazek est Chief Product & Technology Officer chez OpenClassrooms. Il est aussi membre de la CTeam pour piloter la vision stratégique de l’entreprise, ses objectifs d’impact et de croissance, mais aussi l'exécution de ces derniers, tout en supervisant la cinquantaine de collaborateurs constituant les équipes Produit, Tech, UX et Product Marketing.

Véritable pont entre la technologie et le marché, Oualid bénéficie d’une compréhension fine et singulière de l’impact de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies sur la formation et les marchés. 

À l’occasion d’un entretien, nous lui avons demandé de jouer le jeu de la prospective : avec Oualid, nous vous embarquons dans un voyage dans le futur de l’apprentissage… et du travail ! 

OpenClassrooms (OC) : l’Intelligence Artificielle (IA) n’est plus une option pour les entreprises. Comment transforme-t-elle les organisations et les humains ?

Oualid Abderrazek (OA) : 

Je crois que nous entrons dans une ère qui pourrait être qualifiée de AI-first (l’IA en priorité) après une phase de mobile first. C’est un véritable changement de paradigme dans nos usages, qui touche à l'essence même de l'efficacité organisationnelle et de l'apprentissage. 

En effet, ce que l’IA permet aujourd’hui, c’est l’amplification exponentielle de la compréhension du contexte de chaque utilisateur - encore peu explorée jusqu'à aujourd'hui, car comprendre le contexte d’un individu et offrir une réponse personnalisée en conséquence demande l’accès à beaucoup de données, et une capacité d’interprétation et de traitement avancée de ces données. Ce sont ces choses que l’IA permet désormais : une hyper-personnalisation dans l’expérience d’apprentissage, l’expérience de consommation, l’expérience de travail… de chaque individu. 

L’entrée dans l’ère de l’AI-first implique ainsi plusieurs transformations profondes :

  • La transformation des organisations. L'IA est un levier de scalabilité sans précédent. Elle permet aux entreprises d'atteindre une excellence opérationnelle bien supérieure - excellence qui, elle aussi, implique plusieurs choses :

    • La possibilité de développer une vision forte et assumée (l’IA se concentre sur le comment et permet aux humains de prendre plus de temps pour définir le pourquoi et le quoi)

    • La nécessité de faire preuve d’une transparence et une responsabilité accrues - l’IA amplifiant certains biais, il est de la responsabilité des organisations de développer une politique éthique vis-à-vis de son usage

La transformation des humains. L'IA promet de propulser les travailleurs dans une ère d'augmentation cognitive, permettant à toutes et à tous de se recentrer sur le rôle de pilote de l’innovation, de stratège, de connecteur et d'innovateur - des qualités profondément humaines.

OC : vous défendez la vision d’une IA au service des humains, et non le contraire. Qu’entendez-vous par là ? 

OA : 

Je crois en effet que cette transformation se doit d’être anticipée, planifiée, et accompagnée. L’IA n’est pas une fin en soi et son usage doit se faire au service d’une vision. Souvent, les entreprises s’en emparent, attirées par une promesse de productivité. Mais les gains de productivité en soi ne sont pas une finalité. Il est nécessaire pour les décideurs de voir plus loin, et de définir une vision claire du contexte dans lequel la technologie sera utilisée et comment elle aidera les collaborateurs - et les utilisateurs finaux ou consommateurs - à bénéficier des impacts positifs de l’IA plutôt que d’en devenir dépendants. 

« Les organisations cherchant la productivité à tout prix commettent une erreur : elles sont en train de devenir esclaves de l’IA, qui les aide certes, mais crée un cercle infini d’optimisation, d’accélération, qui risque de devenir difficile à piloter. L’IA reste un outil et l’humain doit rester dans le siège conducteur, sans se faire dépasser ou écraser par le rythme des innovations. »

OC : vous nous avez expliqué comment l’IA transforme les organisations et les humains. Comment transforme-t-elle la capacité d’apprentissage ? 

OA : 

En ce qui concerne la capacité d’apprentissage, l'IA est puissante car elle rompt complètement avec le modèle unique de l'éducation de masse. Elle offre une pédagogie adaptative et hyper-personnalisée, permettant à chaque étudiant de progresser à son propre rythme et selon ses besoins.

Chez OpenClassrooms, nous avons par exemple développé des outils comme l’AI Companion, qui soutient chaque étudiant de manière individualisée. Cette démarche vise à optimiser la réussite des carrières (career outcomes) et la progression de chaque profil.

De manière plus générale, l’IA promet de bouleverser nos capacités cognitives et l’usage que nous faisons de nos cerveaux et de notre temps ! Elle permet en effet de délester les collaborateurs des tâches à faible valeur ajoutée (recherche, synthèse, rédaction d'ébauches, etc) pour libérer du temps pour la créativité, le jugement critique et les compétences relationnelles.

Pour un manager, par exemple, cela signifie passer plus de temps à prendre des décisions stratégiques fondées sur des faits et moins de temps à compiler des rapports. Elle rend les équipes plus efficaces, autonomes et rapides.

OC : cette vision est désirable, mais est-il souhaitable pour autant que l’IA se substitue à une partie des apprentissages et savoirs humains ?

OA : 

Je suis profondément convaincu qu’il est impossible, voire même illogique, de chercher à freiner l’innovation. Il est donc, à mon sens, normal que l'IA se substitue à certaines tâches de nos métiers.

L’important, c’est que cela ne se fasse pas au détriment des capacités fondamentales qui forment notre jugement, notre sens critique et notre expertise de fond.

La substitution par l’IA peut être positive : à la répétition, aux tâches chronophages, à la première ébauche, à la classification... Cela permet de maximiser la qualité et la productivité de chacun.

Cependant, elle peut aussi comporter des dangers : nous ne devons pas déléguer à l’IA la capacité d'analyse profonde et la conceptualisation. Dans l'apprentissage, par exemple, si l'étudiant délègue tout sans effort cognitif, il ne développe pas les compétences requises pour son futur métier. Notre rôle est de cadrer l'IA pour qu’elle ait un impact d'augmentation du potentiel, et non de dépendance.

Transparence, éthique, impact sociétal… Il relève de notre responsabilité de créer les garde-fous nécessaires pour éviter d’être consommés par nos outils. 

OC : quelle est selon vous la « bonne manière » d’utiliser l’IA pour la mettre réellement au service de l’humain, plutôt que d’en devenir dépendant ?

OA : 

Tout d’abord, il s’agit d’être vigilant : l’IA étant un outil, elle peut devenir enfermante par rapport au contexte d’usage défini initialement. Par définition, elle fonctionne sur un environnement fini et n’a pas la capacité d’aller au-delà de ce contexte original. 

La « bonne manière » de l'intégrer, à mon sens, est de l’utiliser comme un co-pilote de haute performance, tout en respectant un cadre éthique rigoureux. Ce dernier s’appuie sur plusieurs éléments fondamentaux : 

  • La transparence du système. L'utilisateur doit toujours avoir une visibilité sur l'intervention de l'IA, pour préserver une forme de souveraineté dans son usage ;

  • La responsabilité humaine. L'humain reste le décideur final et responsable de l'impact des technologies qu’il utilise. C'est l’intelligence émotionnelle et l'éthique qui doivent encadrer l’intelligence algorithmique ;

  • L’apprentissage continu. La technologie avance à une vitesse telle qu’il peut devenir complexe de garder le rythme. Nous devons aujourd’hui nous concentrer sur la formation des équipes et des étudiants à l’IA, pour qu'ils en comprennent les usages, bien sûr, mais aussi - et surtout - les limites, les biais et les incertitudes des modèles. Le sens critique s'exerce sur l'outil, non pas en l'ignorant, mais en le questionnant constamment… 

Par ailleurs, les entreprises ont un rôle fort à jouer, aux côtés des législateurs, pour assurer un déploiement éthique et inclusif des nouvelles technologies. Elles peuvent contribuer de plusieurs manières : 

  • En diffusant et renforçant les connaissances autour de l’IA. Notre première réponse doit être l'éducation. Nous devons intégrer la maîtrise de l'IA dans nos programmes - en formation initiale, mais aussi continue ;

  • En pensant l’IA comme moteur de l'inclusion. Nous devons concevoir des produits qui utilisent l'IA pour réduire les obstacles à l'apprentissage, qui offrent un accès et un accompagnement de haute qualité, même pour les populations les plus éloignées de l'emploi. L'IA doit être un facteur d'égalité des chances, non un privilège ;

En encourageant le développement d’un cadre réglementaire. Il est crucial d’adopter de manière proactive des régulations comme l'AI Act pour imposer la transparence et la non-discrimination dans l'utilisation de l'IA.

OC : vous parlez d’intelligence émotionnelle et d’intelligence algorithmique. Quelles compétences resteront selon vous l’apanage des humains ?

OA :

Avec l'automatisation des tâches cognitives, la capacité humaine à interagir, à diriger, à persuader et à innover en équipe deviendra la ressource la plus rare et la plus précieuse. L'humain va devenir un véritable créateur de valeur à impact

  • L'Humain comme architecte de l'impact. Notre rôle est de définir la mission et de nous assurer que la technologie sert cette mission. Chez OpenClassrooms, par exemple, cela signifie garantir que l'IA maximise les career outcomes et l'accès à l'éducation ;

  • L'Humain comme curateur et validateur. Nous restons les garants de la qualité et de la pertinence de l'IA ;

  • L'Humain comme leader et connecteur. Nous nous concentrons sur la culture, le team building, les échanges et les relations clients. Ces fonctions restent essentielles à la réussite et à la croissance professionnelle de l'équipe.

« Je crois également que dans les années à venir, ce qui restera l'apanage des humains, ce sont les domaines qui nécessitent un jugement contextuel non algorithmique et une interaction émotionnelle profonde, à la fois d’un point de vue des compétences mais aussi des secteurs d’activité. »

Pour ce qui est des compétences humaines, par exemple, j’identifie des soft skills essentielles :

  • L'Intelligence émotionnelle et l'empathie. Il va devenir de plus en plus important de savoir gérer les dynamiques d'équipe complexes, de mettre en place des formes de leadership inspirant ;

  • Le jugement éthique et la vision stratégique. Définir la stratégie à 3-5 ans, arbitrer des dilemmes éthiques, et faire des paris d'innovation basés sur l'intuition et la vision, au-delà de ce que les données passées peuvent prédire… Voilà des enjeux forts pour un monde du travail qui s’appuie sur les technologies exponentielles ; 

  • Le mentoring et l'accompagnement des potentiels. Transmettre une expérience vécue et une sagesse reste fondamental dans le parcours d’apprentissage de chaque individu. Ainsi, chez OpenClassrooms, le mentorat humain par des experts est irremplaçable pour guider l'étudiant dans ses projets professionnels.

Certains secteurs, eux aussi, sont concernés : la gouvernance d'entreprise, les fonctions de soins et de thérapie, le droit (où l'interprétation du contexte humain reste cruciale) et la création artistique originale (qui vise à toucher l'âme humaine) me paraissent vouées à rester dans le giron de l’activité humaine, même si les outils IA y transformeront les rôles et les processus ! 

Quoi qu’il en soit, et si tant est que nous mettons en place un cadre opérationnel, légal et éthique efficace, l’avenir du travail s’annonce profondément humain. À nous aujourd’hui de poser les fondations d’une ère AI-first au service de l’inclusion et de l’efficience !

Noémie Kempf

Content Strategist et créatrice du podcast The Storyline, Noémie Kempf explore les rouages du storytelling et a rédigé de nombreux articles sur la place des marques dans le futur du travail.

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